jeudi 25 février 2010

Ordre juridique et traduction juridique



Pour Kelsen, un ordre juridique est un système de normes*. Ces normes juridiques reposent, en dernière analyse, sur une norme fondamentale, qui indique comment les normes de cet ordre juridiques sont créées. Ces normes juridiques sont valables si elles ont été créées selon la les règles déterminées et la manière spécifiques prévues par la norme fondamentale. L'ensemble des normes de l'ordre juridique est organisé de manière hiérarchisée, chaque norme trouvant le fondement de sa validité dans une norme qui lui est supérieure : la loi doit être créée de la manière prévue par la constitution, l'acte administratif de la manière prévue par la loi, etc. Cette organisation dynamique de l'ordre juridique constitue un défi majeur pour le traducteur juridique.

En effet, toute norme juridique s'insère dans un système, dans un ordre juridique qui lui confère sa validité. Il s'ensuit que tout texte juridique (au sens de texte comprenant des normes juridiques) soumis à l'intervention du traducteur s'insère dans un contexte normatif qui non seulement lui donne son sens, mais en plus confère leur validité, c'est-à-dire leur existence, aux normes dont le texte est porteur. En d'autre termes, ce à quoi le traducteur juridique est condamné, c'est à traduire les mots, traduire le texte, mais à laisser les normes inchangées. Et il ne peut le faire qu'en ayant pleinement conscience de la place qu'occupe le texte qu'il traduit dans l'ordre juridique dans lequel il s'insère - ou plutôt de la place qu'occupent dans leur ordre juridique les normes dont le texte à traduire est porteur. Il s'ensuit un certain nombre de conséquences, parmi lesquelles  une obligation de fidélité absolue à la "norme source", fidélité qui peut se manifester de différentes manières en fonction du régime linguistique de l'ordre juridique concerné.

Une fidélité absolue à la norme source

Il est assez commun de lire ou d'entendre que l'on ne peut pas tout traduire, chaque texte faisant référence à un contexte culturel et linguistique qui n'est pas forcément transposable dans un autre. L'adage " traduttore, traditore " en est une illustration. La fidélité parfaite semble donc impossible en matière de traduction. Malgré cela, le traducteur juridique, ou plutôt le traducteur de textes porteurs de normes juridiques, ne bénéficie pas d'une telle latitude. Le texte traduit doit être porteur de la même norme que le texte source. En d'autres termes, si le texte à traduire est un contrat de vente qui prévoit que le vendeur doit remettre la chose de telle manière à tel moment, il faut que les parties au contrat et les personnes qui interpréteront la traduction (le juge, l'arbitre, par ex.) comprennent que le vendeur doit remettre cette même chose de cette même manière à ce même endroit. On pourrait ainsi multiplier les exemples à l'envi.

La conséquence de cette exigence est que pour le traducteur juridique, le respect de cette obligation de fidélité doit toujours prendre le pas sur toute autre considération.

Certaines situations y sont plus propices que d'autres.

Les ordres juridiques plurilingues

Certains ordres juridiques sont bilingues, trilingues, etc. Cela signifie que dans ces ordres juridiques, les mêmes normes sont portées par des textes rédigées dans des langues différentes. Le même texte exprimé dans deux langues ne contient pas des normes différentes, mais deux fois les mêmes normes portées par des textes de langues différentes.
Les exemples d'ordres juridiques plurilingues sont nombreux. On peut entre autres citer l'ordre juridique communautaire, le droit fédéral belge, le droit fédéral canadien, le droit fédéral suisse, l'ordre juridique international (ou les ordres juridiques internationaux), etc.

Ces ordres juridiques plurilingues constituent à la fois une contrainte et une facilité pour le traducteur juriste. En effet, les institutions, les concepts qui sont autant d'éléments à partir desquels les normes sont fabriquées, existent le plus souvent dans les deux langues. Le traducteur juridique doit donc, lorsqu'il traduit un texte porteur de normes à l'intérieur d'un même ordre juridique plurilingue, utiliser les termes en usage dans cet ordre juridique. Ainsi, le traducteur d'un texte de droit belge rédigé en néerlandais qui cite le passage d'une loi ou d'un arrêté royal et en reprend les termes, ne devra pas lui-même traduire le texte cité, mais citer, dans sa version française, le passage rédigé en français de la loi en question.

Les ordres juridiques monolingues

Lorsque le traducteur doit traduire un texte soumis à un droit monolingue - par exemple traduire en français un contrat régi par le droit de l'État de New-York -, la chose est moins aisée. Le problème vient de ce que souvent les concepts, les institutions - qui sont les briques à partir desquelles les normes sont construites - qui sont désignées par les termes de la langue source n'existent pas dans la langue cible. Le traducteur est alors un peu dans la situation du biologiste qui devrait décrire le corps du lièvre en n'utilisant que des termes servant à décrire la carpe. Pour parler de pattes et d'oreilles, il n'aurait à sa disposition que les termes nageoires et ouïes.

Cette difficulté ne le déchargeant pas de son obligation de fidélité absolue aux normes, le traducteur sera contraint non seulement de mobiliser toutes ses compétences en matière de droit comparé, mais également son imagination et son art de la périphrase. Les dictionnaires ne lui seront que d'une utilité limitée. Il aura réussi sa mission si les personnes concernées par les normes portées par le texte comprennent leurs droits et leurs obligations de la même manière lorsqu'elles lisent le texte dans la langue source et dans la langue cible - en tout cas celles qui comprennent les deux langues.








* Hans Kelsen, Théorie pure du droit, Éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1953 et 1988, p.121 et s.

vendredi 12 février 2010

Qu'est-ce que la traduction juridique ?



La réponse à cette question semble évidente : la traduction juridique, c'est la traduction de textes juridiques. Mais qu'est-ce qu'un texte juridique ? Et en quoi consiste l'opération que l'on nomme traduction ?

Qu'est-ce qu'un texte juridique ?
    C'est ici que les choses se compliquent. Une première réponse pourrait consister à dire que les textes juridiques sont ceux qui utilisent le vocabulaire du droit. Les textes où apparaissent les mots contrat, obligation, procureur, ayant-droit, subrogation, droits réels, etc.  Mais cette réponse est un peu courte en ce qu'elle oublie que le droit s'incarne dans le langage, et par conséquent que le texte juridique n'est pas seulement un texte qui a une signification, qui veut dire quelque chose, mais qu'il est aussi porteur d'informations - comme l'ADN ou un programme informatique - qui visent à produire des effets précis (l'acheteur versera telle somme au vendeur, le vendeur remettra la chose vendue à l'acheteur, etc.) dans l'environnement dans lequel ils interviennent.

    Pour dire les choses autrement, je reprendrai la distinction opérée par Hans Kelsen dans sa  Théorie pure du Droit (dans la traduction de Charles Eisenmann de 1962) entre normes juridiques et propositions de droit. Les normes visent à produire des effets dans un ordre juridique donné. Le texte qui les contient est un texte prescriptif. Les propositions de droit ont en revanche un caractère descriptif : ce sont les énoncés proposés par la science du droit, les commentaires formulés sur les normes juridiques. Font partie de cette catégorie, entre autres, les articles de doctrine rédigés par les professeurs de droit.

    Les textes juridiques sont donc les textes qui sont porteurs de normes juridiques (les lois, par exemple), qui contiennent des propositions de droit (les articles de doctrine par exemple), ou qui présentent un caractère mixte.

    En quoi consiste l'opération de traduction de textes juridiques ?

    S'il s'agit de traduire des normes juridiques (par exemple une loi), la traduction du texte consiste à faire en sorte que le texte produise dans la langue cible (la langue en direction de laquelle le texte est traduit) les mêmes effets que dans la langue source (la langue dans laquelle est écrit le texte qui est traduit). Imaginons que le texte à traduire soit un contrat entre deux parties (A et B), et que l'une des deux parties (A) soit totalement bilingue et parle parfaitement la langue d'origine du contrat et celle dans laquelle le contrat est traduit (B ne parlant quant à lui que la langue cible, sinon à quoi bon traduire le contrat ?). L'opération de traduction consiste à faire en sorte que A et B s'entendent sur leurs obligations respectives malgré leur différence de langue, et l'opération aura totalement réussi si A - qui rappelons-le est parfaitement bilingue - comprend ses droits et ses obligations de manière identique lorsqu'il lit le texte original et lorsqu'il en lit la traduction.

    Si le texte qui doit être traduit est un texte descriptif qui ne comprend pas de normes juridiques mais uniquement des propositions de droit, l'objectif poursuivi par la traduction n'est plus de faire en sorte qu'un texte traduit provoque les mêmes effets dans une autre langue - et parfois, mais cette question fera l'objet d'un autre message, dans un autre ordre juridique - mais que l'explication donnée dans une langue soit comprise dans l'autre langue.

    L'essentiel, quand on traduit des normes juridiques, c'est le comportement du lecteur. Il faut avant tout privilégier la clarté (si le texte d'origine est clair lui-même), aux dépens parfois de l'élégance du style. L'essentiel n'est pas que le lecteur trouve le texte élégant et bien tourné, mais qu'il comprenne quels sont ses droits et ses obligations. Les fautes d'orthographes et de syntaxe sont bien-sûr interdites, mais elles ne sont graves que si elles amènent le lecteur à comprendre qu'il a d'autres droits ou d'autres obligations que ceux prévus par le texte original.

    La traduction d'un texte ne comportant que des propositions de droit et qui souvent consiste à faire comprendre une pensée subtile et des points de vue complexes, et non à entraîner des effets dans un ordre juridique, répond à des exigences différentes : il doit traduire fidèlement le cheminement intellectuel et le style de l'auteur.

    Dans la pratique quotidienne du juriste traducteur, les choses sont il est vrai plus complexes et moins tranchées - normes et propositions de droits utilisent les mêmes mots -  et ce n'est parfois qu'à la marge que se manifestent les différences entre textes porteurs de normes et textes descriptifs.