Pour Kelsen, un ordre juridique est un système de normes*. Ces normes juridiques reposent, en dernière analyse, sur une norme fondamentale, qui indique comment les normes de cet ordre juridiques sont créées. Ces normes juridiques sont valables si elles ont été créées selon la les règles déterminées et la manière spécifiques prévues par la norme fondamentale. L'ensemble des normes de l'ordre juridique est organisé de manière hiérarchisée, chaque norme trouvant le fondement de sa validité dans une norme qui lui est supérieure : la loi doit être créée de la manière prévue par la constitution, l'acte administratif de la manière prévue par la loi, etc. Cette organisation dynamique de l'ordre juridique constitue un défi majeur pour le traducteur juridique.
En effet, toute norme juridique s'insère dans un système, dans un ordre juridique qui lui confère sa validité. Il s'ensuit que tout texte juridique (au sens de texte comprenant des normes juridiques) soumis à l'intervention du traducteur s'insère dans un contexte normatif qui non seulement lui donne son sens, mais en plus confère leur validité, c'est-à-dire leur existence, aux normes dont le texte est porteur. En d'autre termes, ce à quoi le traducteur juridique est condamné, c'est à traduire les mots, traduire le texte, mais à laisser les normes inchangées. Et il ne peut le faire qu'en ayant pleinement conscience de la place qu'occupe le texte qu'il traduit dans l'ordre juridique dans lequel il s'insère - ou plutôt de la place qu'occupent dans leur ordre juridique les normes dont le texte à traduire est porteur. Il s'ensuit un certain nombre de conséquences, parmi lesquelles une obligation de fidélité absolue à la "norme source", fidélité qui peut se manifester de différentes manières en fonction du régime linguistique de l'ordre juridique concerné.
Une fidélité absolue à la norme source
Il est assez commun de lire ou d'entendre que l'on ne peut pas tout traduire, chaque texte faisant référence à un contexte culturel et linguistique qui n'est pas forcément transposable dans un autre. L'adage " traduttore, traditore " en est une illustration. La fidélité parfaite semble donc impossible en matière de traduction. Malgré cela, le traducteur juridique, ou plutôt le traducteur de textes porteurs de normes juridiques, ne bénéficie pas d'une telle latitude. Le texte traduit doit être porteur de la même norme que le texte source. En d'autres termes, si le texte à traduire est un contrat de vente qui prévoit que le vendeur doit remettre la chose de telle manière à tel moment, il faut que les parties au contrat et les personnes qui interpréteront la traduction (le juge, l'arbitre, par ex.) comprennent que le vendeur doit remettre cette même chose de cette même manière à ce même endroit. On pourrait ainsi multiplier les exemples à l'envi.
La conséquence de cette exigence est que pour le traducteur juridique, le respect de cette obligation de fidélité doit toujours prendre le pas sur toute autre considération.
Certaines situations y sont plus propices que d'autres.
Les ordres juridiques plurilingues
Certains ordres juridiques sont bilingues, trilingues, etc. Cela signifie que dans ces ordres juridiques, les mêmes normes sont portées par des textes rédigées dans des langues différentes. Le même texte exprimé dans deux langues ne contient pas des normes différentes, mais deux fois les mêmes normes portées par des textes de langues différentes.
Les exemples d'ordres juridiques plurilingues sont nombreux. On peut entre autres citer l'ordre juridique communautaire, le droit fédéral belge, le droit fédéral canadien, le droit fédéral suisse, l'ordre juridique international (ou les ordres juridiques internationaux), etc.
Ces ordres juridiques plurilingues constituent à la fois une contrainte et une facilité pour le traducteur juriste. En effet, les institutions, les concepts qui sont autant d'éléments à partir desquels les normes sont fabriquées, existent le plus souvent dans les deux langues. Le traducteur juridique doit donc, lorsqu'il traduit un texte porteur de normes à l'intérieur d'un même ordre juridique plurilingue, utiliser les termes en usage dans cet ordre juridique. Ainsi, le traducteur d'un texte de droit belge rédigé en néerlandais qui cite le passage d'une loi ou d'un arrêté royal et en reprend les termes, ne devra pas lui-même traduire le texte cité, mais citer, dans sa version française, le passage rédigé en français de la loi en question.
Les ordres juridiques monolingues
Lorsque le traducteur doit traduire un texte soumis à un droit monolingue - par exemple traduire en français un contrat régi par le droit de l'État de New-York -, la chose est moins aisée. Le problème vient de ce que souvent les concepts, les institutions - qui sont les briques à partir desquelles les normes sont construites - qui sont désignées par les termes de la langue source n'existent pas dans la langue cible. Le traducteur est alors un peu dans la situation du biologiste qui devrait décrire le corps du lièvre en n'utilisant que des termes servant à décrire la carpe. Pour parler de pattes et d'oreilles, il n'aurait à sa disposition que les termes nageoires et ouïes.
Cette difficulté ne le déchargeant pas de son obligation de fidélité absolue aux normes, le traducteur sera contraint non seulement de mobiliser toutes ses compétences en matière de droit comparé, mais également son imagination et son art de la périphrase. Les dictionnaires ne lui seront que d'une utilité limitée. Il aura réussi sa mission si les personnes concernées par les normes portées par le texte comprennent leurs droits et leurs obligations de la même manière lorsqu'elles lisent le texte dans la langue source et dans la langue cible - en tout cas celles qui comprennent les deux langues.
* Hans Kelsen, Théorie pure du droit, Éditions de la Baconnière, Neuchâtel, 1953 et 1988, p.121 et s.
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